Maintenant que la situation mondiale exige une prise de conscience et un engagement face à la gravité des choses, il est décourageant de comparer les espoirs, l’enthousiasme et la mobilisation qui ont accompagné la naissance du Forum Social Mondial à Porto Alegre en 2001, avec sa marginalisation aujourd’hui et les grandes mobilisations qui ébranlent les fondations d’un système infiniment plus en crise et délégitimée qu’il y a 20 ans. Le FSM à l’époque était une référence mondiale. Holistique, non sectoriel, transversal, horizontal, participatif. Des centaines de milliers de personnes de divers lieux et engagements se sont réunis près de cent fois pour débattre, échanger et construire un monde meilleur. Cette brillante idée de certains militants brésiliens s’est accompagnée de la générosité et de la situation politique au Brésil à l’époque et de l’intérêt de divers gouvernements qui croyaient à la paix et à la coopération internationale.
Aujourd’hui, la situation est pire, et nous avons eu en 2019 et 2020 trois grandes mobilisations mondiales: une pour la survie de la planète, une autre pour la dignité des femmes et la troisième contre le racisme. Les inégalités sociales ont atteint des niveaux jusqu’alors inconnus, 99% de la société étant galactiquement distancée des 1%. La finance, détachée de l’économie réelle, dépasse dans ses transactions spéculatives 40 fois ce que le travail humain dans le monde produit en biens et services. Les gouvernements de droite et autoritaires gouvernent 71% de l’humanité, répandant le racisme et la xénophobie. Les partis politiques ont perdu toute capacité d’élaboration à long terme et défendent des politiques de solutions purement administratives, dans laquelle la corruption et la manipulation des citoyens sont des pratiques quotidiennes. Le Brésil de Bolsonaro, où le FSM est né, est le symbole grotesque et tragique du déclin de la démocratie, de la solidarité et des valeurs qui nous ont réunis il y a 20 ans.
Aujourd’hui, le problème nécessite bien plus qu’un débat. Nous connaissons la situation comme jamais auparavant. Grâce aux mobilisations de la société civile et de la communauté scientifique et intellectuelle, nous avons une connaissance sans précédent de l’ennemi, du capitalisme sans règles et sans contrôles qui conduit l’humanité sur le chemin de la misère, de la haine et de la confrontation. Il faut aujourd’hui unir les forces, organiser, mobiliser, dénoncer et exiger des changements des institutions nationales et internationales. Sans quitter le débat, nous devons agir. C’est l’appel qui se fait entendre dans toutes les consultations du Conseil international et des mouvements internationaux.
Mais le FSM de ces deux décennies a été incestueux et est resté marginalisé, car il est toujours ancré dans une réglementation d’une autre époque, d’un autre monde. Le FSM ne peut pas être un acteur, un sujet politique global: ce n’est qu’un espace de rencontre qui ne peut pas faire de déclarations, émettre des appels, rejoindre d’autres organisations ou participer aux mobilisations en cours, en tant que collectif. Avec pour résultat que dans ce monde dystopique, le FSM a perdu beaucoup de ses participants et les grandes organisations considèrent qu’elles n’ont pas besoin du FSM pour trouver les voies à suivre. Ses membres demandent avant tout une action. Sur Internet, en plus des fake news et des expressions de haine et d’intolérance, ils peuvent trouver beaucoup de matière à réflexion et faire des échanges quotidiens, contrairement à 2001. Et la pandémie, en plus d’exacerber toutes les contradictions de la soi-disant normalité, a aussi plus habitué à échanger des idées et à partager des expériences sans avoir besoin d’une rencontre physique.
Ne pas vouloir réfléchir aux changements survenus dans le monde ces deux dernières décennies n’est sûrement pas scientifique.
Défendre le seul document de gouvernance du FSM, sa Charte de Principes, en tant que document éternel est plus proche du monde de la religion que de lutter contre le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat, la xénophobie et la cupidité comme valeur suprême. Vouloir garder la Charte comme un document intouchable et incontestable, a créé la situation extraordinaire que dans le CI de Montréal, une déclaration contre le coup d’État qui se déroulait au Brésil (le Brésil qui a rendu possible le FSM), soutenue par une large majorité, a été bloqué par une seule personne pour obéir aux règles de la Charte de Principes.
La théorie derrière cette règle est que, si une décision se prend par majorité, fut-elle qualifiée, cela divisera inexorablement le FSM, et pour éviter cela, les accords ne peuvent être conclus qu’à l’unanimité. Par conséquent, le FSM ne peut pas être un acteur collectif ayant sa propre voix. Cela a conduit à la non-pertinence du FSM, au fait antidémocratique car l’impossible «consensus» peut bloquer tout accord, aussi massif soit-il, et à un CI qui sur 150 anciens membres a actuellement au maximum 50 membres actifs. Une grande partie des mouvements sociaux et des grandes organisations qui les composaient ont fait défection. La même chose s’est produite avec de nombreux intellectuels et militants qui ont alimenté les grands débats de l’époque.
Cette menace de division peut facilement être surmontée en adoptant des formules qui garantissent légitimité et représentation à chaque fois que le FSM se manifeste comme un acteur mondial, adoptant par exemple des décisions à des majorités hautement qualifiées, mais abandonnant l’exigence d’unanimité qui permet en fait de paralyser toute action. Le succès d’un forum dépend non seulement de la volonté de ses participants de coopérer et de rechercher des convergences, mais aussi de la flexibilité et de l’équité de ses règles de fonctionnement. Il ne s’agit pas d’abandonner l’horizontalité mais plutôt de l’encadrer dans une organisation plus efficace.
Il y a beaucoup de grandes questions pour lesquelles il n’y aurait sûrement pas de divisions, et sur lesquelles la voix du FSM serait importante, réapparaissant également dans les luttes en cours. Nous n’en citerons que quelques-uns: la catastrophe environnementale, un vaccin universel et gratuit, la justice sociale, la défense des Palestiniens pour avoir leur État, le rejet du racisme et de la xénophobie, la permanence de la campagne «me too», l’augmentation incessante des dépenses militaires et des guerres causées par les pouvoirs, le harcèlement des démocraties, les droits des migrants.
C’est précisément ce que souhaite le Grpupe du FSM Rénovation. Qu’il y ait un débat large et participatif sur la manière de tirer les leçons du déclin du FSM, ouvrant un débat sur deux sujets:
1) La recomposition et la démocratisation du Conseil international, qui doit être représentatif et avoir de nouvelles forces jeunes, engagées dans les luttes existantes et la diversité des droits collectifs, ainsi que le retour des grands mouvements sociaux qui lui ont donné sa subsistence.
2) Un débat sur la gouvernance, afin que des normes démocratiques puissent être adoptées qui permettent de soutenir la diversité et le dialogue, mais aussi de trouver les moyens de mener les actions globales nécessaires qui affectent le monde d’aujourd’hui.
Le Groupe Rénovation du FSM ouvrira un Processus de Réflexion sur ce qui précède, en invitant des membres du CI et des organisations sociales qui n’en font pas partie, à des réunions successives avec peu de participants, pour faciliter l’approfondissement des enjeux. Les conclusions d’une réunion seront transmises aux participants des réunions suivantes. Au terme de ce processus de réflexion, ouvert dans le temps et transparent, les résultats serviront de base au prochain Forum social mondial, dans lequel, une fois la pandémie terminée, nous pourrons nous revoir.
Boaventura de Sousa Santos – Francine Mestrum – Leo Gabriel – Norma Fernández – Oscar González – Roberto Savio
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