Davos et Porto Alegre: ennemis ou alliés?

En janvier 2021,  il y a vingt ans, la société civile mondiale se réunit pour la première fois à Porto Alegre, au Brésil, afin de construire  “un autre monde”, c’est-à-dire différent du monde promu par le Forum économique mondial (FEM) à Davos, organisé exactement aux mêmes dates.

Le Forum social mondial (FSM) existe toujours, ainsi que le FEM, et tous deux se sont adaptés, avec plus ou moins de succès, à l’évolution des temps.

Aujourd’hui, à l’occasion du 20e anniversaire du FSM, plusieurs analyses divergentes de son existence ont été faites. Le FSM était censé donner une réponse au discours produit à Davos et développer des alternatives au néolibéralisme promu par les puissances dominantes et hégémoniques.

Dès lors, il est intéressant de jeter un coup d’œil, non pas sur ce que le FSM a accompli[1], mais sur la position du FEM et sur la mesure dans laquelle le FSM est ou devrait être en opposition à lui.

De la gestion à la gouvernance mondiale

Le WEF a été fondé en 1971 en tant que «Forum européen de la gestion», sous le patronage de la Commission de la Communauté économique européenne. Sous la présidence du professeur Klaus Schwab, professeur d’économie et homme d’affaires, il s’est lentement transformé en un grand rassemblement de dirigeants politiques et d’entreprises qui ont discuté de “l’état du monde”, réfléchi sur les politiques possibles et adopté un “Code d’éthique” et un engagement à «améliorer l’état du monde».

Contrairement à une croyance souvent entendue dans le monde des mouvements sociaux, il ne s’agit pas d’un club de milliardaires, mais plutôt de millionnaires qui se considèrent «progressistes», en faveur en effet d’un monde meilleur, ou disons un capitalisme meilleur. On peut le comparer au groupe plus secret de «Bilderberg» ou à d’autres rassemblements d’élite où les riches de cette planète montrent qu’ils ont plus de conscience de classe que leurs travailleurs. Ils ne se réunissent pas pour faire des propositions concrètes ou pour décider de quoi que ce soit, ils veulent juste échanger des idées pour voir dans quelle mesure ils travaillent tous dans le même sens, évitant les troubles sociaux et les catastrophes environnementales. Il n’y a certainement pas de «pensée unique» parmi eux, il y a plus de différences que d’unité dans leur pensée, mais ils regardent tous dans la même direction. Ils contribuent, en fait, à façonner les discours mondiaux, au même titre que le font la Banque mondiale avec ses Rapports sur le développement dans le monde ou le Programme des Nations Unies pour le développement avec ses rapports sur le «développement humain». Ils façonnent un discours qui peut faire croire qu’ils sont les vrais leaders mondiaux avec les meilleures intentions pour tous, à la recherche des meilleures solutions aux vrais problèmes qu’ils  voient, en se référant aux savoirs scientifiques quand ils sont disponibles et leur conviennent.

C’est ici que se préparent les changements paradigmatiques dans, par exemple, les politiques sociales, loin des assurances sociales, loin de la citoyenneté sociale, loin de l’ingérence syndicale, loin des marchés du travail réglementés mais en se concentrant sur cette nouvelle catégorie discursive de personnes, créée dans le années ‘90: les pauvres!

C’est aussi ici que furent promus les dogmes majeurs du néolibéralisme, les équilibres budgetaires, le libre-échange, les États plus forts mais avec moins d’envergure, l’économie hors de la prise de décision démocratique, la liberté de circulation des capitaux, etc. En somme, c’est ici que la mondialisation était promue et qu’il était mis fin aux idées d’après-guerre d’un monde «en développement» ayant besoin de politiques spéciales pour combler le fossé avec les pays «développés». À partir des années ‘80, il n’y avait qu’un seul monde avec une seule politique.

Ce discours est le fruit de nombreuses rencontres et de nombreux échanges à différents niveaux. La mise en œuvre de ces politiques est entre les mains des institutions internationales, telles que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), en coopération avec les gouvernements nationaux. Elles prennent évidemment des formes différentes, selon les circonstances et les possibilités locales et historiques, mais les résultats sont les mêmes partout: endettement croissant, inégalités croissantes et appauvrissement des classes moyennes existantes. Les extrêmement pauvres ont en effet fait des progrès, bienque très limités.

Les alter-globalistes

Alors que l’opposition à cette mondialisation néolibérale grandissait, avec la création du Forum social mondial à Porto Alegre en 2001, cette classe chaleureuse et complaisante a commencé à comprendre qu’elle devait changer. S’ils voulaient survivre, avec leurs entreprises, ils devaient faire des promesses aux victimes de leurs politiques.

C’est à ce moment que la Banque mondiale a commencé à promouvoir des “politiques de réduction de la pauvreté” (mais en démantelant les États-providence anciens et émergents), le PNUD a inventé le “développement humain” et le WEF à Davos a commencé à accueillir les chefs religieux et les ONG, a décidé d’aborder la “dimension spirituelle » et a voulu valoriser les « valeurs humaines ». L’objectif était une économie mondiale à visage humain.

Le FEM voulait rendre possible une «existence digne pour tous», déclara Klaus Schwab, il fallait s’attaquer aux conséquences négatives de la mondialisation. Les églises, les ONG et même certains syndicats furent invités à laisser un message que les manifestants à l’extérieur des salles de réunion n’étaient pas autorisés à exprimer. Ils l’ont fait et ils ont été chaleureusement accueillis. Qui ne se souvient pas de notre cher Bono plaidant pour, eh bien oui, une réduction de la pauvreté? Des impôts équitables ou des politiques sociales intégrales n’étaient pas à l’ordre du jour.

Au cours de cette même période, l’ONU a ouvert ses portes au secteur privé avec le «Pacte Global» de Kofi Annan, un accord visant à respecter quelques règles mondiales non contraignantes concernant les droits de l’homme, le travail et les normes environnementales en échange de l’utilisation de l’emblème des Nations Unies.

Depuis le début du 21ème siècle, le discours porte essentiellement sur la « bonne citoyenneté d’entreprise », « l’entrepreneuriat social », la « gouvernance compatissante », « investir dans le capital humain tout en restant compétitif », la « valeur économique de sauver des vies » et « promouvoir la santé mondiale afin d’obtenir de meilleurs rendements ». Des questions furent posées ouvertement pour savoir si «le monde riche rendait suffisamment à la société» et s’il ne devait pas faire plus pour «atténuer certaines formes des pires pauvretés» (les italiques sont les miens)? Il fallait se débarrasser des sentiments négatifs, car «Dieu nous a créés en tant que famille harmonieuse» proclama un archevêque de Justice et Paix, donc harmonieux nous serons.[2]

Objectifs politiques

Il serait naïf de penser que le FEM à Davos ne concerne que ces messages doux essayant d’établir les normes morales pour la société.

Sous-jacent se trouve un message politique, aussi ouvertement que les recommandations éthiques, demandant simplement la lecture des rapports du FEM. Pour le présent article, je veux examiner brièvement deux rapports qui donnent plus de clarté sur le monde que le FEM prépare.

Le premier rapport est le rapport «Re-Design» de 2010[3]. Le rapport décrit la manière dont la coopération internationale devrait être réorganisée. Une analyse est faite de la façon dont toutes nos organisations internationales sont des entités interétatiques qui rencontrent de plus en plus de difficultés pour conclure des accords. Nous savons que nous avons besoin d’accords environnementaux, d’accords commerciaux, de règles pour des impôts équitables, pour lutter contre les géants de la Silicon Valley, pour une redistribution mondiale. Nous avons une Déclaration universelle des droits de l’homme, mais nous savons tous que ces droits sont bafoués quotidiennement, partout dans le monde. Le rapport décrit en détail comment nos États et nos organisations internationales ne sont plus à la hauteur de leurs tâches.

La coopération internationale, selon le rapport, est une question pour tous, ou pour utiliser le jargon habituel, c’est une question de «partenariats multipartites». Les entreprises, les ONG et les autorités locales devraient tous avoir leur place à la table.

Ce mouvement a commencé il y a longtemps. Plusieurs études ont été publiées dans les années ‘80 et ‘90 sur la société civile mondiale et sur la réforme du système des Nations Unies. Nous sommes interdépendants, selon le raisonnement, ce que la crise du corona actuelle montre en toute clarté, et nous devons adapter nos systèmes de gouvernance à cette réalité.

À chaque conférence mondiale depuis les années ‘90, de plus en plus de «parties prenantes» sont invitées et cela n’a pas duré longtemps avant que les ONG ne soient dépassées en nombre par les lobbyistes d’affaires. Les autorités locales ont également pu jouer un rôle de plus en plus important. Le multipartisme a été confirmé dans la Déclaration des Nations Unies de 2015 sur les objectifs de développement durable.

Ce que cela signifie, ce n’est pas en premier lieu que le pouvoir des États s’érode, mais qu’ils sont les victimes volontaires d’un lobbying acharné et d’une réalité amère. Ils dépendent du secteur financier et des sociétés transnationales qui procurent des emplois à des milliers de travailleurs. Voilà les acteurs puissants de toutes les véritables négociations, bloquant les règles contraignantes et promouvant des codes de conduite. Et ici, le rôle souvent pervers des ONG doit être souligné car elles étaient toutes trop heureuses d’être invitées à la table, même si leur voix n’avait que peu ou pas de poids dans les négociations. Ils étaient les nouveaux et importants acteurs internationaux!

De cette manière, petit à petit, les États et les organisations internationales ont été «capturés» par les entreprises. Plusieurs organisations des Nations Unies, telles que l’Organisation mondiale de la santé, ne pourraient survivre sans les contributions financières de partenaires privés. Ou pensez à la faiblesse des États face aux sociétés transnationales dans le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats de tous les accords commerciaux, où les entreprises peuvent poursuivre les États parce que, par exemple, ils augmentent les salaires minimaux ou introduisent des règles environnementales. Ou pensez aux PPP (Partenariats Public Privé) dans le secteur des services publics : abaissement des normes, hausse des prix et détérioration des conditions de travail.

Voilà des pratiques existantes que le rapport Re-Design décrit et légitime, en les façonnant dans un discours cohérent sur la nouvelle «coopération internationale». C’est ce dont rêve le monde des affaires, tout en respectant, évidemment, les «valeurs éthiques».

«Remise à zéro» après la crise du corona

Les différents rapports publiés cette année-ci sont très clairs: «Le moment de rétablir la confiance et de faire des choix universels approche à grands pas et la nécessité de réinitialiser les priorités et l’urgence de réformer les systèmes se renforcent dans le monde»[4].

Depuis l’émergence de la crise du corona, de nombreuses voix du monde entier affirment que c’est le moment de changements majeurs. Mais quels changements? Avec quelle stratégie? Avec quelle pouvoir? On peut s’attendre à ce que pour les progressistes, le FSM puisse apporter des réponses. Pour les entreprises, le FEM se prépare.

L’initiative de la Grande Remise à Zéro voit cinq domaines qui doivent être abordés: les «contrats sociaux» doivent être transformés pour devenir plus inclusifs et devraient inclure la responsabilité pour les générations futures; nous devons décarboniser et construire des économies vertes, en préservant nos biens communs mondiaux; nous devons relever les défis de la numérisation; nous devons développer le capitalisme des partenariats multipartites à long terme; et nous devons faire progresser la coopération mondiale et régionale.

Encore une fois, il n’y a guère de nouveautés dans ces idées, le fait est qu’une fois de plus, plusieurs concepts positifs et progressistes – inclusion, communs, contrat social, coopération, décarbonisation – sont intégrés dans un discours néolibéral sous l’égide dramatique du « tournant de l’humanité ».

Ce discours ne concerne pas le changement systémique ou l’anticapitalisme, il s’agit au contraire de la géo-ingénierie, des réseaux G5, de la responsabilité des travailleurs du succès des entreprises pour lesquelles ils travaillent, du démantèlement des États-providence et des réglementations du travail, de l’affaiblissement des syndicats et de la poursuite de la capture des États .

Les pièges pour la «société civile»

Le FEM joue un rôle très similaire à celui de la Banque mondiale dans ses rapports annuels sur le développement mondial. Il analyse l’état du monde, utilise les idées disponibles sur le marché des mouvements sociaux progressistes et des ONG et utilise ces mêmes idées pour façonner un récit global dans lequel leurs intérêts purement économiques sont cachés. Dans le monde d’aujourd’hui, où de nombreux jeunes sont éduqués avec ces valeurs douces et ne voient ou n’apprennent plus quels sont les principaux défis centraux, où l’identité, le genre, le racisme et le colonialisme chassent les préoccupations concernant le capitalisme, le risque de tomber dans le piège de «l’éthique des affaires» est sérieux. La confusion entre la gauche et la droite se développe rapidement. Le fascisme émergent promeut «l’ordre» et se présente comme la véritable protection des populations vulnérables.

Il est évident que nous devons nous préoccuper des droits de l’homme, de la préservation de la biodiversité et du changement climatique, de l’égalité des genres et du racisme et oui, les «nouvelles» préoccupations identitaires doivent être abordées tout comme le capitalisme au lieu de lui être subordonnées. Il existe de nombreux arguments pour critiquer les syndicats, mais nous ne devons jamais oublier que le mouvement ouvrier est le seul mouvement qui a changé le monde au XXe siècle, grâce à l’organisation et à la solidarité internationale, aussi imparfaites soient-elles. C’est la leçon que nous ne devons jamais oublier, avant de nous lancer sur la voie des valeurs éthiques qui ont moins de poids qu’un seul article de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Le deuxième piège à éviter est la similitude avec le monde de la philanthropie. Depuis sa création à la fin du XIXe siècle, les riches se sentent obligés de défendre le «bien commun» plutôt que de payer leurs impôts. Ils sont convaincus que les entrepreneurs sauveront le monde[5] et ils combinent habilement leur évasion fiscale avec une entrée dans le monde de la politique, oubliant la démocratie et la responsabilité, affaiblissant les gouvernements. Puisqu’il n’existe pas de capitalisme à but non lucratif, ce qu’ils font c’est dépolitiser tous les problèmes majeurs du monde d’aujourd’hui, de la pauvreté à la faim en passant par les pandémies. Selon le FEM, les entreprises ne veulent pas de pouvoir, elles veulent seulement de l’influence. Mais si l’on regarde le nombre d’hommes d’affaires qui deviennent Président de leur pays, on peut avoir des doutes. En tout cas, même si les puissants et les riches ne veulent pas de pouvoir direct, on peut imaginer qu’un jour ils changent d’avis et veulent prendre leur «responsabilité».

Troisièmement, nous ne devons pas être surpris de voir certaines valeurs et normes propres aux mouvements sociaux progressistes dans le discours des affaires. Il n’y a rien de mal à ce que les ONG et les mouvements sociaux coopèrent avec les États ou avec les entreprises. Mais il ne faut jamais oublier que, fondamentalement, leurs intérêts sont différents. Les entreprises veulent faire des profits, même si certains PDG sont convaincus qu’ils doivent prendre soin de leurs travailleurs et de l’environnement. Les mouvements sociaux progressistes ne partagent pas de valeurs avec les entreprises. Ils travaillent pour le bien commun et pour les intérêts de leurs membres. À un moment donné, ces valeurs peuvent se rencontrer, mais elles restent fondamentalement opposées. Les mouvements sociaux progressistes peuvent avoir perdu confiance dans les gouvernements et dans les États, mais pour des raisons différentes de celles des entreprises. Avoir un ennemi commun n’est pas synonyme d’amitié. Il est important de toujours clarifier la différence.

Et le Forum social mondial?

Le présent article ne fournit pas une analyse complète de ce qu’est et fait le FEM. Mais il donne quelques idées de ce dont il s’agit et de ce qui devrait guider les mouvements du FSM qui veulent «s’opposer» au FEM.

Ce n’est pas une tâche facile. Quand j’ai fait une première analyse des messages des organisations rassemblées au FSM, en 2003, j’ai été surpris de voir que très peu concernaient l’anticapitalisme, le socialisme, ou des stratégies révolutionnaires. Les alternatives radicales en discussion se concentraient sur les relations sociales, la participation et une économie solidaire au-delà des marchés. Il y avait très peu d’antimondialisation, mais plus d’altermondialisation avec des exigences pour un ordre mondial juste, fondé sur les Nations Unies par opposition à l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Il y avait une forte croyance et confiance dans les valeurs démocratiques de participation et de citoyenneté. En somme, les premiers Forums sociaux mondiaux étaient principalement réformistes, réussissant à délégitimer le système néolibéral existant, mais sans parvenir à une convergence des demandes et des stratégies, sans parler des alternatives.[6]

Les débats sur le rôle et le potentiel du FSM durent depuis vingt ans maintenant et concernent principalement ses règles de base, sa démocratie et sa responsabilité. Après avoir analysé le discours du FEM, il est étonnant de voir combien de principes similaires sont présents dans les discours au FSM. Mais le FSM ne veut pas sa propre voix, il refuse de prendre des décisions, il rejette toute réflexion stratégique, il se contente du pur rassemblement des mouvements sociaux, il veut être un espace ouvert de discussion et rien de plus. De plus en plus, au fil des années, il est devenu une sorte de foire, un marché d’idées progressistes. Au sein de son Conseil international, il n’y a pas de débat politique et par conséquent, la plupart de ses intellectuels ont quitté le processus. D’une certaine manière, on pourrait dire que le FSM fait encore moins que le FEM qui a une voix et qui construit un discours global pour orienter les actions.

L’explication à cela pourrait être trouvée dans les origines du FSM. Selon Milciades Pena et Davies, auteurs d’un article académique intéressant sur le FSM[7], Oded Grajew, l’un des pères fondateurs du Forum, a déclaré qu’il était venu à l’idée du FSM après avoir « essayé pendant un certain temps d’introduire la responsabilité sociale au sein du Forum économique mondial »[8]. Grajew est un homme d’affaires et a joué un rôle important en réunissant les premières organisations fondatrices du Forum, ainsi que Chico Whitaker de la Commission brésilienne de justice et paix. Grajew a travaillé à rassembler les entreprises, le nouveau Parti des travailleurs et les mouvements sociaux brésiliens. Il a également joué un rôle important dans de nombreuses fondations pour la responsabilité d’entreprise et était membre du conseil d’administration du Pacte mondial. Comme il l’a dit lui-même, toujours selon l’article, le FSM «n’est pas contre Davos». Grajew n’a certainement pas le monopole de la création du FSM, car d’autres mouvements plus de gauche étaient également présents. Néanmoins, les auteurs concluent que «le FSM est étroitement enraciné dans le mouvement des entreprises pour la responsabilité sociale au Brésil plutôt que simplement dans les mouvements sociaux anticapitalistes». Il y aura probablement des désaccords sur ce point, mais la conclusion que le FSM n’a pas été conçu à l’origine comme un mouvement contre-hégémonique n’est pas totalement incorrecte.

Le fait est que plusieurs mouvements radicaux de gauche ont quitté le processus. La grande majorité des analyses du FSM se sont concentrées sur des éléments qui n’ont rien à voir avec ces objectifs fondamentaux qui sont toujours restés cachés à la majorité des «parties prenantes» du Forum.

Dans un message du 20 décembre 2020, Chico Whitaker a déclaré, répondant à une lettre d’un groupe en faveur d’un renouvellement du FSM[9]: «… nous avons affaire à deux visions différentes du FSM et des modes d’action politique.» Comme c’est étonnant que l’on a mis vingt ans pour arriver à cette simple conclusion!

Discuter de l’avenir

Ce point est important pour les discussions en cours sur l’avenir du Forum. Si l’on veut préparer l’avenir, il faut connaître le passé pour éviter que les mêmes erreurs ne se répètent à l’infini. Il est important d’avoir une idée claire de la direction que nous voulons prendre. Les discussions jusqu’à présent ont été assez difficiles, trop souvent axées sur le passé et les éléments faciles de l’action sociale et politique.

Il existe de nombreuses divergences au sein des mouvements participant au Forum, réforme ou révolution, socialisme ou émancipation sociale, action directe ou institutionnelle…[10] Ces dernières années, les discussions se sont concentrées sur les différences entre les mouvements et les ONG, et sur le verticalisme par rapport à l’horizontalisme, même s’il sera difficile, je suppose, de trouver des partisans d’un véritable verticalisme. Les discussions les plus importantes sont cependant celles de Sousa Santos déjà évoquées en 2006 et que cette brève analyse du FEM nous rappelle: le FSM comme espace ou comme mouvement, et dans son corollaire, sa position sur le capitalisme. Les options à examiner concernent la légitimation et l’accompagnement du capitalisme avec des valeurs éthiques et humaines, ou le rejet du capitalisme, du patriarcat et du colonialisme. Telles sont les questions qui doivent être abordées aujourd’hui si le FSM veut maintenir son potentiel d’innovation.

Après vingt ans, le moment est en effet venu de regarder résolument l’avenir, de réfléchir sur ce qui est nécessaire pour construire «un autre monde» et sur ce que devrait être ce monde. Les tâches les plus urgentes sont de définir les objectifs et les stratégies.

Francine Mestrum, Global Social Justice, Bruxelles


[1] Mestrum, F., Another World Social Forum is Possible, 2020, https://www.cetri.be/Another-World-Social-Forum-is?lang=fr 

[2] Tout ceci se trouve sur le site web du FEM dans les compte-rendus des différents séminaires, www.weforum.org

[3] Samans, R., Schwab, K., Malloch-Brown, M. (eds), Global Redesign. Strengthening International Cooperation in a More Interdependent World, Geneva, WEF, 2010.

[4] https://www.weforum.org/great-reset/

[5] Mestrum, F., L’Empire du Don, 2019,https://www.cetri.be/L-empire-du-don?lang=fr

[6] Francine Mestrum, « Forum social mondial : une alternative démocratique », in Delcourt L. Duterme B, Polet F. (coord.), Mondialisation des résistances – L’état des luttes 2004, Paris, CETRI/FMA/Syllepse, 2004.

[7] Milcíades Pena, A. & Davies, T.R., ‘Globalisation from Above? Corporate Social Responsibility, the Workers’ Party and the Origins of the World Social Forum’ in New Political Economy, 2013. http://dx.doi.org/10.1080/13563467.2013.779651

[8] Cité par Milciades & Davies, op.cit.

[9] Fight for the WSF and its Renovation!, https://www.foranewwsf.org/2020/12/respuesta-del-grupo-renovador-del-fsm-a-la-carta-de-chico-whitacker/#more-373

[10] Pour un aperçu, voir de Sousa Santos, B., The Rise of the Global Left. The World Social Forum and beyond, London, Zed Books, 2006.

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